Effets de cerf

 

Normand Rajotte en est à son quatrième livre de photographies, cinq si on ajoute celui réalisé en collaboration avec Jean Lauzon. Son plus récent, Carcasse, ne s’est pas immédiatement présenté à lui comme tel. Le projet a commencé bien innocemment, quoique avec une teneur un rien dramatique.

 

Tout débute par la dépouille d’un chevreuil, retrouvé sur un lot forestier dont Normand Rajotte, avec d’autres, est propriétaire depuis nombre d’années et au sein du quel il a souvent « marcher sa trace » comme en témoigne le titre d’un autre ouvrage, de 2004 celui-là.
C’est donc dans un lieu archi connu qu’apparaît cette trace, cette manifestation d’une activité nocturne sur laquelle le photographe aimerait en savoir plus. Remarquez, ce n’est pas d’hier que celui-ci traque, en son domaine, pistes et indices de présences animales et autres. Mais, cette fois, il y a quelque chose de plus marquant : ce serait des coyotes qui auraient fait le coup. Par curiosité, par besoin de savoir ce qui peut habiter en cette forêt, Normand installe donc deux caméras de surveillance à proximité des restes de la bête, qui font évidemment s’amenuiser avec le temps, la décomposition aidant. Ces appareils sont activés lors du passage d’une bête quelconque, et prennent ensuite 5 autres captations à 10 secondes d’intervalle.

 

Si l’artiste s’est souvent intéressé aux traces laissées pour les aléas du temps, de la faune et de la flore en forêt, cela semble être la première fois qu’il cherche à remonter à la source de ces manifestations. Est-il motivé par le fait que ce résidu est d’une tout autre ampleur? Savoir ce qui a pu causer cette mort, de quelle attaque elle a bien pu résulter, est plus intrigant. Son intervention lui vaut de recueillir, au pied du Mont Mégantic, quelque 30,000 images, sur une période allant du 23 avril 2015 au 14 mars 2016.

 

L’idée d’en faire une publication grandit en lui. Il y est encouragé par collègues et amis. L’intérêt des éditions Escuminac fait sans doute aussi pencher la balance en faveur d’une édition de ces images. Dans les 30,000 images, il y en a beaucoup d’inintéressantes. Le pactole se trouve réduit à 10,000; puis, à 3000. Un certain nombre permet de réaliser un film, Terrestres, et un plus petit encore se retrouve dans le livre.

 

Mais il y a plus. Une exposition des images de ce corpus est présentée en 2018 au Mouvement Essarts, à St-Pie-de-Guire, dans une version in situ dans le parc de sculptures en nature près de Drummondville. Il fera aussi partie des Rencontres de la photographie en Gaspésie, cet été.

 

Calendrier

 

Revenons au livre comme tel! Il est de bonne dimension, pour pouvoir être bien pris en main, apte à être feuilleté aisément. Il a été conçu pour être ouvert à la manière d’un calendrier, relié depuis le haut. La position du titre sur la page couverture, nom de l’artiste en dessous, le suggère. Cela s’avère lorsque l’on ouvre le livre. On peut, dès lors, car des sections de la publication semblent s’y prêter, en manipuler des parties tel qu’on le ferait avec un flip-book. On voit donc apparaître les différents états de disparition de ce corps.

 

C’est aussi, on le comprend bien, une occasion de se repaître pour des animaux. Urubus, coyotes, lièvres, corbeaux, un ours même, viennent donc en ces lieux se présenter à la caméra. Des saisons passent elles aussi et dérobent le chevreuil à notre vue. Jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un bouquet duveteux de poils!

 

À certains moments de notre parcours en ces pages, des images dans l’autre sens du livre proposent une sorte d’arrêt sur image. Des photos prises en plongée offrent des variantes intéressantes et nous renseignent plus efficacement sur l’état du cadavre. Ce qui avait commencé comme une investigation du caché est devenu une expérience existentielle, une méditation sur le cours du temps, sur ses ravages, sur ce que son passage en vient à provoquer. La neige recouvrira à nouveau, très bientôt, le sol et nous fera tout oublier de cette apparente disruption qu’a représentée cette carcasse. Car cette disruption n’en était une qu’à nos yeux.

 

Le temps emporte tout et renouvelle tout, aussi.

 

Sylvain Campeau, mai 2023
https://mariocloutierd.com/2023/05/13/photographie-effets-de-cerf/