Être de ta patrie – Alexis Desgagnés

Préface du livre Comme un murmure

 

Ce qu’être de ta patrie veut dire est plus que politique. Plus que choses humaines, tourments et transactions. Plus bas dans la nature et plus profond dans l’être, ta patrie, c’est là où ton souffle erre seul dans le bois.

Dans un écran d’herbes, tu cherches le vent tapi qui te guide, chez toi comme chez lui, au mur d’une forêt dense à t’avaler. Un chemin depuis longtemps tracé t’engloutit. Ton pas s’y confond à celui de l’animal. Tout ce qui est bois ici est grugé, noyé, sec ou encore bien vert ; tout ce qui est branche n’attend que de grandir, de fendre ou de sombrer.

« Dans les bois, j’avance comme un murmure. » Tu plonges ta main dans le premier ruisseau, gorgé d’alevins, de têtards et d’alluvions. Tu te dis : « Je ne suis pas ailleurs ; je suis un site, la bête ou le génie du lieu. » Enchevêtrement de sillons de vers tisserands filant la vase sous des aulnes voltigeurs.

Le sol exsude un ciel d’huile où se mire, sauterelle au bec, un pluvier kildir. Cent fois, mille fois, il est venu sans peur ici. Par temps de grand calme, il chante un décor suspendu entre deux saisons : « L’été s’en va, l’automne arrive. Chevreuils ne laisseront pas de pommes. Chasseurs et coyotes ne se priveront pas non plus. Cent-fois, mille-fois, je-suis-ve-nu-sans-peur-i-ci. »

Un silence retentit du fond de la forêt. Immobile dans tes pensées, à l’affût dans tes instincts, tu remarques qu’un mont te surplombe et que l’oiseau s’est tu. Namagôtegw. Mégantic. Rivière au Saumon. La Patrie. Tes pas dans la glaise. Ton souffle animal dans le bois.

Mi-grave, mi-aigu, le grondement du nordet. Il disperse au pied des arbres une mousse duveteuse, arrachée par le temps à la carcasse, décharnée, desséchée, qui te barre le chemin. Un instant tu penses, puis te ressaisis. « La mort est sans durée dans ma patrie. Ce qui s’y éteint est aussitôt rallumé par ce qui grouille, danse de vie, traces de danse, entre du bois pourri et ce monticule éventré où vivent des insectes fouisseurs. »

Ta forêt, miroir décidu du visage boréal, à chaque saison de ton âge, tu y reviens. Tu te parles. « Le chemin de l’érablière, même inondé, c’est chez les miens. Chaque nuit, pendant que d’autres scrutent le ciel non loin d’ici, mes rêves s’enfoncent un peu plus dans le limon du pays. Qu’importe mille étoiles si ce soir le coyote reste coi devant la lune, et si demain je ne croise pas sa piste ? L’infini? S’il éclipse le son du bois creux de ma forêt, je le laisse aux autres. Ne m’importe que de scruter les chemins de sédiments ignés, le gabbro et la syénite, où la perdrix et la bécasse – Bonasa umbellus et Scolopax minor – hier encore ont laissé leurs traces. »

Ce qu’être de ta patrie veut dire, nous ne pourrons jamais l’éprouver qu’en nous-mêmes, ou devant le murmure calme et solitaire de tes photographies.