Le spectre de la matière – Jennifer Couëlle (2004)

Préface du livre Marcher sa trace

 

Le mystère. Il plane dans les images de Normand Rajotte.  En silence, à peine visible, comme une énigme qui souhaite le demeurer. Et dans les natures de ce photographe, il est préservé.  Ne se laissant jamais plus que deviner. Il est l’expression tranquille d’une évidence qui échappe à sa raison. Se révéler serait s’évanouir. Ainsi trouve-t-il le moyen d’être sans trop paraître. Sa présence est modeste. C’est suffisant.

Ce peu, semblent itérer ces photographies, est beaucoup. Elles font bien mine de savoir ; leurs cadrages serrés tranchent avec précision. Un peu comme si elles prenaient notre regard par la main pour mieux le diriger, et que ce même regard étant myope, elles nous invitaient à nous approcher, à contempler de près les lieux que ces mystères ont balayés. Laissant au passage traces, impressions, parfois même une aura ; autant d’appâts pour un photographe qui se plaît à sillonner des parcelles de territoires, à suivre des cours d’eau, des pistes d’animaux, à enjamber herbes et branches, à littéralement s’introduire dans le paysage pour découvrir la face enfouie de la forêt, de la colline, de la grève, de la friche… Des lieux sans nom.

Normand Rajotte fait partie du nombre étonnamment restreint d’artistes québécois associés aujourd’hui à la photographie de paysage 1. Au genre, s’entend. Car plus précisément, ce photographe qui fit ses débuts dans le documentaire à la fin des années 1970 pour rediriger son approche somme toute assez directe sur le sujet « paysage », ne capte pas tant des paysages que du pays 2. Ce qu’il saisit sur pellicule sont des « petites » natures, des terres a priori très ordinaires. Des sites qui, depuis 1983 — année à partir de laquelle il n’a plus cessé de visiter à sa manière le paysage —, se sont progressivement affirmés comme des « anti-paysages », comme des fragments de nature dégagés de la conception convenue d’une esthétique du paysage. C’est-à-dire d’un pays « mis en art ».

Cette construction — car c’est de cela qu’il s’agit — est surtout mentale. Elle tient à la fois de notre perception de ce qui est inhérent au paysage et à sa représentation subséquente. La première pouvant rappeler tel ciel vaporeux ou telle étendue bucolique dans telle œuvre d’art, par exemple, et la seconde contribuant à renforcer ce phénomène de reconnaissance du familier, synonyme ici de beauté, de ce que l’on conçoit aisément comme un « beau paysage » : la montagne Sainte-Victoire que s’est appropriée Cézanne, disons ; le bleu laiteux d’un ciel qui renvoie illico aux vues de Canaletto ; des petits arbres maigres dressés nus dans la neige qu’on jurerait tirés d’un paysage de Bruegel ; le grandiose des gorges et crêtes de l’Ouest américain consacré à jamais par l’œil panoramique d’Ansel Adams ; ou encore, la douce mélancolie d’une route bordée de peupliers rappelant sans même y penser l’image croquée en Brie, de Cartier-Bresson. Exaltés par les peintres et les photographes, ces paysages et leurs motifs sont désormais légitimés par la mémoire collective.

À ce propos, Normand Rajotte estime que « si l’on aime tant le paysage européen, c’est qu’il est culturellement connoté par le nombre impressionnant de peintres et de photographes qui l’ont montré. Nous avons la manie, affirme-t-il, d’aimer les choses parce qu’elles nous rappellent autre chose 3. » Au Québec où, « sauf exception, le paysage n’a pas encore été apprivoisé par les artistes », nous sommes apparemment en mal de comparaisons 4. Il nous faudra encore un moment pour nous émouvoir devant un sous-bois laurentien non pas pour les jeux lumineux sur ses tapis de mousse, mais plutôt parce qu’il nous rappelle telle œuvre ou tel chapitre de l’histoire de l’art l’ayant jadis représenté 5.

Quant à la présente sélection de natures, photographiées tantôt en noir et blanc tantôt en couleur, le plus souvent au Québec, mais aussi en Espagne et au Nouveau-Mexique, elle nous plonge au cœur de la matière : parmi les aiguilles de pin tapissant un sol invisible, parmi les herbes poussant sur les parois d’un plateau en érosion, dans une terre humide marquée momentanément par le passage insistant de dix doigts, dans le cercle concentrique de mousse à la surface d’un cours d’eau dont le flux est entravé par des branches. Si mystérieuses soient-elles, ces œuvres semblent nous parler de ce qui est inéluctable. De la matière qui survit au temps, qui le défie, qui en porte cependant les stigmates ; de la présence de ce qui n’est plus ; de l’absence ; de l’invisible ; de l’inexplicable, mais toujours en regard de ce fond certain. En ce sens, ces images rejoignent la réflexion plus plastique autour de la notion de paysage proposée par la peintre et philosophe Anne Cauquelin. « Le paysage, écrit-elle, n’est pas une métaphore pour la nature, une manière de l’évoquer, mais il est réellement la nature. [Il] participe de l’éternité de la nature, un toujours déjà là, avant l’homme, et sans doute après lui. En un mot, le paysage est une substance… 6».

Indéterminés, captés en gros plans, d’ordinaire par des vues en plongée créant une impression d’aplat et brouillant les rapports d’échelle, les sites sondés par l’objectif de cet artiste sont dépourvus de points de repères, n’ont pas d’horizon ; l’œil ne s’y promène pas, il s’y arrête. Contraint à recevoir l’opacité matérielle de ces univers restreints traversés de présences et marqués d’empreintes, amené à reconnaître le dessein plus ou moins métaphysique qui anime cette activité photographique. Car il est difficile, en effet, de ne pas sentir le climat spectral de ces images d’eaux boueuses et de terres craquelées affichant à la fois des traces de vie et le passage du temps qui en efface peu à peu la mémoire. De même perçoit-on le mystère dans ces photographies de plans d’eau troublés par on ne sait quoi, hors champ, dans un autre espace-temps. L’étrangeté persiste devant ces innombrables effets atmosphériques et reflets lumineux, amenant ici des nuages au même plan qu’une flaque d’eau qui, en manière d’ébullition, à son tour les mime ; créant là une colonne de fumée blanche s’élevant d’une terre aride où une trace sphérique semble signaler la présence d’une montagne, en silhouette ici contre le ciel.

Devant les œuvres de Normand Rajotte, nous ne savons pas toujours ce que nous regardons, mais nous sentons à coup sûr ce que nous voyons. Nous ne savons pas, par exemple, que l’éclat de blanc d’une eau en chute contre une végétation touffue est le résultat d’une prise de vue rapide à la suite d’une masse d’eau lancée par l’artiste — l’une de ses rares interventions. L’effet de soudaineté, par contre, de même que l’intrigante anomalie créée par l’introduction de cette tache de pluie dans un environnement autrement compréhensible, nous les sentons. Ainsi en est-il de cette image à la symétrie toute diagonale, où la bande irrégulière traversant un ruisseau paresseux demeure un mystère pour qui ne sait pas qu’elle doit sa forme à un amoncellement de pollen fractionné par un chevreuil qui passait par là.

S’il y a mystère dans ces images où l’on devine masques et visages dans les pierres et bassins obscurs, où l’on croit reconnaître un corps recroquevillé sous une eau à peine dégelée, où trois papillons posés sur une roche souillée ont une présence à ce point marquée qu’on ne serait pas surpris de les entendre parler, s’il y a mystère donc, il n’est pas dû aux seuls sujets. Assurément pas. La qualité énigmatique, voire onirique, que recèle ces photographies est aussi largement attribuable à la précision comme à la patience de l’approche adoptée par l’artiste.

Normand Rajotte apprivoise les territoires qu’il photographie. Il les visite régulièrement. Il en explore la topographie jusque dans ses moindres recoins et fouillis ; il devient un témoin privilégié de son évolution, des avancées de sa végétation. Son attention est soutenue, concentrée. La familiarité à laquelle cette expérience lui permet d’accéder offre à son tour la possibilité de contempler, d’observer ses sujets dans la détente. Et « lorsque l’esprit est détendu, la réceptivité et l’acuité sensorielle sont accrues… 7». C’est sans doute cet état d’être qui inspire la qualité méditative de ces images ; leur sobriété de composition, à la limite parfois de l’abstraction, leurs couleurs jamais plus qu’organiques, conduisent au calme. C’est sans doute l’assiduité de l’expérience qui précède la genèse de ces « natures vivantes », jumelée à une apparente impeccabilité de savoir-faire technique, qui leur confère ce riche rendu d’intensité, de netteté et de dépouillement 8. C’est sans doute quelque chose de délicat dans le regard de cet artiste qui interdit ici lourdeur et oppression. Bien que sombres, ces photographies respirent. Bien que sciemment conçues, elles ne viennent rien appuyer. Bien que baignées de mystère, elles ne sont pas farouches ; elles se laissent au contraire volontiers approcher. Elles donnent l’impression de simplement constater. L’irréfutable. Que la nature est l’hôte ultime de nos existences. Passées, présentes, futures. L’attrait est grand. Les pèlerinages sans cesse renouvelés de Normand Rajotte deviennent des actes cohérents. Éminemment humains.

1 Sans en proposer les raisons, sans doute nombreuses et pas forcément liées au seul contexte artistique, rappelons le fait notoire mais non moins étonnant que pour un pays où la nature est à ce point présente, jusque dans les fondements de son identité culturelle, il y a relativement peu d’artistes photo qui s’y consacrent. En effet, dans le milieu de la photographie québécoise, les pratiques autobiographiques et poétiques supplantent, aujourd’hui encore, toutes les autres. Cela est peut-être appelé à changer.

2  Alain Roger, philosophe, essayiste et romancier français, insiste sur la distinction entre du pays et des paysages, la comparant à celle qui existe entre de la nudité et des nus. Il parle du pays comme « [du] degré zéro du paysage, ce qui précède son artialisation […]. Mais, poursuit-il, nos paysages nous sont devenus si familiers, si « naturels », que nous avons accoutumé de croire que leur beauté allait de soi… » (Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997).

3  Lors d’une conversation avec l’auteure, avril 2003.

4  Idem.

5  Exception faite pour la région de Charlevoix dont la magnificence du paysage sut attirer l’attention de vagues successives de peintres de notre modernité, notamment les Jean Palardy, Jori Smith, Marc-Aurèle Fortin, Clarence Gagnon et Jean-Paul Lemieux.

6  Anne Cauquelin, L’invention du paysage, Paris, Plon, 1989.

7  Gregory Salzman décrivant les photographies de Tokihiro Sato et Hiroshi Sugimoto, dans le feuillet de la visite autoguidée accompagnant l’exposition Au regard du paysage, présentée à la Galerie Liane et Danny Taran du Centre des arts Saidye Bronfman, Montréal, du 12 septembre au 27 octobre 2002.

8 En cela, les photographies de Normand Rajotte ne sont pas sans rappeler les images quasi abstraites, à la fois texturées et intensément dépouillées, du photographe américain Minor White, lequel d’ailleurs a fait œuvre suivant un idéal mystique.