Depuis les années quatre-vingt, Normand Rajotte s’est tourné vers la forêt et la nature pour y trouver un terrain fertile d’investigation photographique. Il nous a déjà présenté des séries d’images très fortes, aux titres évocateurs: Dans les coins oubliés, à la recherche des dieux tranquilles, en 1989 à la galerie Dazibao, puis en 1993, Des après-midi sans bruit, à la Maison de la Culture du Plateau Mont-Royal. On entend peu parler de l’œuvre de ce photographe et c’est fort dommage. Normand Rajotte est, à l’image de son travail, un modèle de discrétion. Son travail s’inscrit lentement dans le temps. Dans ce récent projet, Rajotte délaisse ses recherches de formes anthropomorphiques du début pour nous livrer ici une série d’images denses, se rapprochant parfois de la pure abstraction.
Ses voyages des dernières années l’ont mené des montagnes des Appalaches jusqu’au Nouveau-Mexique. Dans l’immensité autant que dans les coins les plus reculés, il a cherché à nous révéler, non pas l’état du territoire (d’autres le font), mais les méandres d’une géographie plus souterraine, plus profonde. Rajotte cherche dans la nature à réconcilier ce que la photographie a toujours souhaité faire: trouver dans un monde extérieur, sur un terrain parfois hostile et chaotique, la topographie d’un paysage intérieur. Récemment, il est retourné faire des images sur sa propre terre, terrain personnel s’il en est un, dans les Bois-Francs québécois. Il entre dans les bois, souvent accompagné de son chien Fred, à la recherche des mystères et énigmes de la forêt.
On l’a souvent dit, la route à parcourir entre deux points est bien plus importante que la destination. Le voyage est plus révélateur que les lieux visités. Or, le but suprême du voyageur n’est-il pas d’ignorer tout simplement où il va ? Dans ces voyages quotidiens au cœur de la nature, Rajotte n’oublie pas qu’il est un voyageur et qu’il faut savoir se perdre. Avec lui, dans ses images, nous découvrons tout au long du parcours, les arcanes de la forêt sans trop savoir où nous allons. Et c’est tant mieux, car Rajotte entre dans les bois comme il entre en lui-même et nous invite à en faire tout autant. Pas étonnant que ce travail ait pour titre Entrer dans les terres, car il s’agit bien d’une œuvre de lente pénétration, de patiente appropriation du territoire. Dans ses expéditions, si circonscrites soient-elles dans l’espace, (le terrain parcouru dans une journée peut se limiter à quelques centaines de mètres carré), il nous entraine avec lui à la recherche de jardins secrets, de paradis perdus. Une fois dans la forêt, nous sommes dans une sorte d’apesanteur, livrés à nos instincts visuels premiers, à la recherche des détails qui prennent sens. À l’évidence, Rajotte ne fait pas que photographier le paysage; ce ne serait que le montrer, comme un paysagiste. Il faut donc parler ici de photographie de nature. La nature, Rajotte préfère l’interroger, la questionner pour que celle-ci lui révèle, par le biais de l’image, et parfois bien plus tard, dans l’atelier ou au cœur de la chambre noire, les mystères qu’elle recèle. Mais plus encore, il ne représente pas la nature simplement, il la médite, grâce à la fouille des bois, dans l’action du regard, dans la marche. Il anticipe la révélation, cherchant un ordre secret dans la multitude des formes et la profusion anarchique des signes.
Tel un arpenteur, le photographe marche le territoire qu’il explore. Il quitte les sentiers à peine foulés, s’enfonce dans le clair-obscur des sous-bois, longeant des ruisseux sinueux, dans la densité des hautes herbes encore humides, à la recherche de quelque chose qu’il ne connaît pas et qu’il n’a encore jamais vu. Puis, devant ces espaces, immenses et intimes, il nous met face à l’éternelle dialectique du dedans et du dehors, par ce qu’il regarde. Ce qu’il photographie, c’est ce qu’il ne peut pas voir. Regardez attentivement ses images… Dans des endroits où il ne se passe rien, rien d’autre que le cours normal des choses de la nature, il nous montre l’éphémère, l’éternel. Il nous révèle l’invisible.
Tout comme les secrets de la nature qui ne se livrent pas facilement, les images de cette série doivent être lues attentivement. Rajotte travaille habilement le hors-champ pour nous laisser constamment dans la tension d’une présence invisible, dans l’attente d’un être qui pourrait surgir dans le cadre à tout instant. On retrouve d’ailleurs dans ces images, dans la profusion des détails, de nombreuses pistes d’animaux. Ces traces et empreintes ne sont pas sans nous rappeler la nature fondamentale de la photographie, lui faisant écho, comme empreinte de lumière bien sûr, mais aussi comme trace laissée à ceux qui nous suivent.
Chaque site photographié semble avoir sa magie propre, comme s’il s’agissait de petits temples enfouis dans la nature, baignés d’une lumière opalescente où flotte le murmure constant de voix à peine audibles. Ces sanctuaires cachés, fréquentés par les personnages de la forêt, nous montrent combien la nature est le théatre du sacré, un lieu de passage, peut-être vers la divinité. Il est vrai que le travail de Rajotte a souvent été traversé par une quête spirituelle, c’est-à-dire une recherche de l’inscription d’une certaine divinité dans les signes de la nature ici bas. L’expérience de la nature n’est-elle pas une façon d’atteindre le sublime? À preuve, regardez l’image de cette montagne d’où semble émaner la lumière divine. Au pied du monticule se trouve un cercle, vestige probable d’un rituel ancestral. On n’attends plus que l’apparition…
Par leur retour à l’expérience fondamentale de la nature, ces photographies nous rappellent nos origines et les mythes fondateurs de ce pays auquel Rajotte est si profondément attaché. On peut même tracer un parallèle étonnant entre son œuvre et celle du poète Pierre Morency. On y retrouve ce même oeil américain, cet état supérieur de la flânerie, un amour profond pour la découverte qui n’est pas non plus sans rappeler les promenades de Rousseau. Regardez comment les ombres d’un arbre dessinent une couronne en forme de cœur sur cette roche. Dans cette contemplation active de la nature on sent que pour Rajotte la prise de l’image est un acte d’investissement total. Ses affects sont complètement absorbés dans la rencontre du détail. Puis soudain, cette méditation se cristallise et se précipite en une image comme une secousse sismique.
Et, si mystérieuses soient-elles, ces images nous aident à comprende que nous sommes inextricablement liés à ce monde. Loin d’être un terriroire hostile et sombre, la forêt que nous présente les images de Rajotte, est un lieu de lumière, un espace en expansion. À bien regarder ces poèmes telluriques, à regarder le mouvement circulaire de l’eau, à voir une moule tracer son lent chemin dans le sable, à observer ce serpent pétrifié, la terre cicatrisée ainsi, on se rend compte que l’artiste nous convie au spectacle de la création d’un monde. Le ciel se confond dans le ruisseau, le tronc d’arbre devient la feuille. Dans ce jardin d’Eden réinventé, il met les éléments en place et recrée le monde avec un peu d’eau, de terre et de boue. Nous somme au début de la vie. L’espace est reformulé en de nouvelles géographies qui transcendent l’échelle des lieux. Les perspectives sont rabattues dans des à-plats qui nous laissent croire tant à des vues aériennes qu’au microcosme. Et dans ces espaces réinventés, la terre et le ciel se rencontrent. L’eau, comme élément de tous les possibles, est à la fois miroir et transparence, nous renvoyant, encore une fois, à l’essence même de ce qu’est l’image photographique.
Les photographies de la série Entrer dans les terres ne sont pas sans nous rappeler les premières images de ce pays réalisées avec héroïsme par ceux et celles qui ont marché le terrtoire, qui ont survécu à une nature parfois hostile et sans merci. Ces images nous rappellent les liens qui ont uni la photographie aux grandes découvertes de la nature. Pensons aux images de William Henry Jackson, aux grandes explorations vers les forêts cathédrales de l’ouest américain et ce qui deviendra, grâce à lui, le premier sanctuaire naturel en Amérique. En ce sens, Rajotte rejoint son passé de documentariste engagé en mettant de l’avant sa conscience écologique. Au-delà du lyrisme des images, son travail nous rapelle combien notre milieu naturel est fragile. Peut-être est-ce là la véritable raison de ces nombreux stigmates dans la terre. À l’évidence, tout n’est pas vierge au fond des bois. Or l’artiste cherche toujours dans les univers qu’il photographie, si petits soient-ils, dans les ramifications de la terre, ce qui deviendra les lignes de sa propre main, le miroir de son âme.
Regardez ces trois papillons posés sur une roche dans la lumière du midi, au bord d’un ruisseau. Ne se limiter qu’à voir ce qui est représenté là serait une erreur. Il nous faut sûrement, tout comme l’auteur de ces images, faire une effort euristique. Il nous faut non seulement regarder ces photographies attentivement pour les lire, mais il faut aussi les sentir et les écouter. Alors, et seulement alors, entendrons-nous le murmure du ruisseau, sentirons-nous l’odeur de l’herbe fraîche, toucherons-nous à la boue, verrons-nous le reflet immobile de l’oiseau. Il faut, tout comme le photographe dans ses rêveries solitaires, mettre son âme en mouvement, être sensible à la poésie des choses, disponible à l’expérience de la nature. N’est-ce pas là où a lieu la véritable rencontre avec l’art ?