Galerie La Castiglione, Montréal
Du 2 octobre au 9 novembre 2019
CIEL VARIABLE N ° 115, 2020, p. 79
Galerie La Castiglione, Montréal
Du 2 octobre au 9 novembre 2019
CIEL VARIABLE N ° 115, 2020, p. 79
Normand Rajotte est un des rares photographes à avoir concentré son travail exclusivement autour du paysage depuis les années 1980. Son esthétique, (trop) souvent considérée comme « inclassable» au moment où s’activait un foisonnement de pratiques hétérogènes, trouvera aujourd’hui une juste et indéniable place à l’heure des transformations environnementales.
Rajotte scrute le paysage à la loupe depuis plus de trente ans, prélevant les traces matérielles et animales lors de longues et solitaires marches en forêt. Au cours des deux dernières décennies, il a concentré son cadre d’action sur un même territoire boisé, situé en contrebas du mont Mégantic, qu’il arpente inlassablement avec un regard sans cesse renouvelé. Une régénération du regard qui, inévitablement, rebondira dans l’oeil du spectateur appelé ainsi à rectifier constamment sa perception initiale des oeuvres. Là réside la force de ce photographe qui n’a de cesse de s’interroger sur les conditions de vision des phénomènes naturels. Sur les lieux, premier volet de sa nouvelle série Lot no 126 présenté à La Castiglione, n’échappe pas à la règle. Quoiqu’ici, animaux et blessures d’une forêt touffue suscitent un sentiment d’étrangeté et de vulnérabilité beaucoup plus affirmé par rapport aux corpus antérieurs.
Le paysage chez Normand Rajotte passe donc par un travail de proximité avec son territoire immédiat. En s’approchant au plus près de ses sujets, cadrages serrés, profondeur de champ réduite, plans rapprochés, mise en lumière de signes visibles et imperceptibles qui fourmillent sous ses pas demeurent encore au rendez-vous, à quelques nuances près. Le viseur de son appareil habituellement orienté vers le sol a cette fois été légèrement redressé à mi-hauteur d’arbres, occasionnant une certaine distance entre le photographe et ce qui est visé, sans pour autant altérer l’extrême netteté des captations, faut-il le préciser.
Sur les lieux nous plonge ainsi au creux d’une forêt de broussailles, entre un tronc fléchi par une pluie verglaçante, l’écorce d’un arbre rongé par un animal et d’autres résineux émaciés, décharnés ou couchés par des vents violents. Des éclairages rasants ou transperçant l’épaisseur du boisé viennent par ailleurs amplifier l’effet de mystère dont se drape cette forêt aride. À cela s’ajoutent des clichés de dépouilles animales, ici la tête d’un porc-épic mort dans son habitat, là les restes d’une même espèce dont les épines fichées dans un tronc d’arbre attestent de la force d’impact d’une violente altercation.
Troublantes images que ces natures mortes dont les clairs-obscurs soutenus exacerbent les textures et le réalisme. Tout en contraste, c’est sous une lumière hivernale que sont captées des traces de sang qui maculent le sol enneigé, uniques indices d’une mort annoncée ou advenue. Dans ce milieu naturel souvent hostile, la vie côtoie aussi la mort. Faut-il alors se surprendre à affectionner ce cliché d’un nid de bécasses à découvert sur un tapis de neige, saisi dès la fin de leur couvée ? Ou encore ce sentier balisé par des éclairages finement orientés, depuis ce champignon à l’avant-plan qui trône stoïquement sur un sol aride, jusqu’à une succession de rubans rouges noués aux branches d’arbres, signes probables de leur coupe ? Le temps, on le constate, s’avère une notion omniprésente et fondamentale dans la démarche de l’artiste. En sillonnant, observant, captant dans ses moindres aspects ce territoire sauvage, le photographe s’introduit dans les replis d’une nature en perpétuelle transformation, au rythme des saisons, au coeur du cycle naturel de vie et de mort. Temps cyclique selon la conception d’une finitude des choses, et aussi temps physique et répétitif en regard d’une exploration, voire d’une quête dans laquelle il s’est engagé depuis si longtemps et avec opiniâtreté.
Vivre dans la nature afin de prendre conscience de la vie ordinaire et tenter d’en extraire aussi bien le sens sous-jacent que la dimension spirituelle, une velléité au coeur des réflexions de l’essayiste et philosophe Henry David Thoreau qui vécut deux ans en solitaire au fond des bois afin de trouver prise sur son existence. Acte de résistance certes, de la part de cet anticonformiste du XIXe siècle envers une société qu’il jugeait décevante à maints égards.
Cette posture m’apparaît en phase avec la démarche introspective et méditative de Normand Rajotte, pour qui trouver refuge dans le silence de la nature ferait également preuve de dissidence face à la cacophonie du monde de notre temps. Or, paradoxalement, ces lieux naturels de plus en plus perturbés dans leur quiétude et leur équilibre se sont à l’heure actuelle transformés en espaces de revendications. Lièvre un 23 décembre demeure l’image la plus emblématique de ces perturbations. Ce bel animal recouvert de son manteau blanc en guise de protection devient trop visible sur un sol anormalement dénudé pour cette période hivernale ; il servira dorénavant de proie idéale pour les prédateurs.
Les paysages photographiques de Normand Rajotte sont toujours d’une beauté touchante. Sous le filtre contemplatif de ce capteur de traces, un autre visage de notre écosystème semble vouloir se profiler, plus troublant, plus criant, comme un appel, tout aussi touchant, à redéfinir notre lien à la terre.
Mona Hackim
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Mona Hakim est historienne de l’art, critique et commissaire indépendante.
Ses recherches portent sur divers enjeux liés aux pratiques photographiques contemporaines et actuelles. Elle est l’auteure d’essais et de nombreux textes critiques et monographiques. À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une vingtaine d’expositions, dont deux collectives qui traçaient un portrait synthétique de la photographie québécoise. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au collégial de 1996 à 2015.